78

Le roi, le Premier ministre et Anne d’Autriche s’en vinrent visiter madame de Santheuil allongée sur son lit et qui tenta de se relever malgré sa blessure.

On l’en empêcha.

Bien qu’il ait lu les rapports de Nissac, Galand et quelques espions de la couronne, le roi se fit conter la mort du baron de Bois-Brûlé.

Le très jeune monarque écoutait mais une part de son esprit voyageait vers une nuit qui lui semblait aujourd’hui bien lointaine. Une nuit de l’enfance tout d’abord angoissante puis brusquement rassurante avec ce géant noir qui le tenait en ses bras puissants dans les jardins enténébrés du Palais-Royal. Un géant tour à tour galérien puis baron, un homme qui l’émut comme on y réussit rarement et dont la mort lui était blessure.

Pendu par les pieds place Dauphine !… Au côté d’Henri de Plessis-Mesnil, le petit-fils de l’amiral.

Quelle infamie !

Mais quelle réponse des Foulards Rouges survivants ! C’était follement téméraire de se lancer ainsi à quatre contre cent, debout sur ses étriers couper la corde d’un étincelant coup d’épée, laisser le cavalier suivant attraper le corps. Et recommencer ! Quelle noblesse ! Ne point abandonner ses amis, fussent-ils morts, il y fallait une grandeur d’âme hors du commun. Risquer sa vie pour un cadavre, c’était reculer les limites de l’honneur.

Le roi sourit à la baronne.

— C’est grand plaisir pour nous de voir si jolie et courageuse baronne des Foulards Rouges en bonne disposition avec notre comte de Nissac, qui a l’âme du chevalier Bayard et l’audace du Connétable Du Guesclin.

Le roi se retira, ainsi qu’Anne d’Autriche, mais le cardinal s’attarda :

— Il vous reviendra bientôt. Le vent tourne. Le prince de Condé sera bientôt seul en cette ville de Paris dont il n’ose point sortir.

— Mais, monsieur le cardinal, les Foulards Rouges ne sont plus que quatre et on peut voir six tombes en leur petit cimetière.

Le cardinal Mazarin s’assit au bord du lit, déplaça affectueusement une mèche de cheveux que la transpiration de la fièvre collait au front de la jeune femme puis il lui prit la main.

— Mathilde, les choses ne sont point aussi simples qu’elle le paraissent parfois. Ainsi cette expédition au bord des quais, dont on me dit qu’il y aurait eu guet-apens dû à la vilénie de quelque traître. Certes, les boulets des Espagnols au fond de la rivière de Seine, voilà très bonne chose dont nous nous réjouissons fort mais savez-vous qu’alors même que la Fronde manque de boulets, cette belle action sert moins le roi que le fait de soustraire avec tant d’audace les corps de vos amis sous les yeux du duc de Beaufort ?

Mathilde de Santheuil regarda le Premier ministre sans le bien comprendre. Il reprit :

— Cette affaire, on ne parle plus que de cela, à Paris. Les dames de la Fronde y trouvent matière à aimer, les bourgeois sont rassurés que dernier mot reste au roi et le peuple admire des héros qui les font rêver. Les Foulards Rouges rappellent sans cesse aux Parisiens qu’ils ont un roi et que celui-ci a des fidèles, et que ces fidèles sont les plus nobles et téméraires gentilshommes qui soient au monde. Les Foulard Rouges à Paris, cela veut dire climat qui n’est point à la sécurité pour les princes félons, doublement ou triplement des escortes de convois importants, danger permanent pour la Fronde d’être frappée en plein cœur, usure, angoisse et fatigue. Comprenez-vous ?

— Je crois ! répondit la baronne.

Mazarin se leva, souriant.

— Je vais envoyer ordres précis au comte de Nissac. Ce qui nous importe, à présent, c’est que les Foulards Rouges rappellent qu’ils sont là, point qu’ils exposent leur vie.

Il réfléchit et soupira :

— La mort de la Fronde à Paris sera sans doute chose semblable à lente pourriture. Il arrivera un moment où d’elle-même, sans qu’il soit besoin de nos agents, elle suscitera le dégoût des Parisiens car le prince est autoritaire et brutal, les ducs se querellent entre eux, les bourgeois s’inquiètent. Dès cet instant, je ferai revenir mes Foulards Rouges. Et ce sera pour toujours.

Jehan d’Almaric serra les dents puis, de son rasoir, le barbier lui entailla profondément le visage de la pommette au menton.

Le sang jaillit, le barbier pressa un linge sur la longue balafre.

Sans perruque, les cheveux coupés très courts, un bandeau sur l’œil et une tenue qu’on voit aux crocheteurs, à quoi s’ajoutait à présent cette longue cicatrice, il eût été impossible en regardant homme si disgracieux et éprouvé de reconnaître le très élégant marquis d’Almaric.

Mais c’est là tout ce qu’il souhaitait, craignant à chaque instant d’être arrêté par les hommes de l’Écorcheur.

Car ce dernier n’avait point oublié celui qui organisait ses crimes. À preuve, les Condéens surveillaient toujours sa maison de la rue du Petit-Lion.

Le marquis déménageait chaque jour, mais la chose le ruinait et sa bourse serait bientôt vide.

Cependant, d’Almaric ne voulait point renoncer. Beaucoup trop d’or l’attendait en secrète cachette de sa demeure. Sans parler de la bague offerte par l’Écorcheur, et où se voyait splendide diamant.

Il lui fallait son trésor. Avec lui, en un pays lointain, il retrouverait son rang et ses avantages.

Déjà, il avait repéré affreux logis, au fond d’une cour de la rue des Poirées où vivre ne serait point coûteux.

Déjà encore, il avait longuement regardé au port des Foins le travail des portefaix et se sentait capable d’accomplir pareille besogne qui, pour vile qu’elle lui parût, lui permettrait de survivre en attendant de récupérer sa fortune.

Il subirait tout, même la misère, mais ne renoncerait point.

Les quatre Foulards Rouges attendaient, sur leur garde, observant les quatre archers qui avaient planté leurs fourches en terre et tenaient prêts leurs mousquets.

Eux aussi attendaient ils ne savaient quoi.

La scène se passait à l’aube, sous le Pont-Neuf, et ne semblait point réelle.

Un carrosse arriva à vive allure et le baron Jérôme de Galand en sortit rapidement pour venir droit vers le comte de Nissac en disant à mi-voix :

— J’ai cru de mon devoir d’amitié de vous faire assister à cela.

Deux archers descendirent du carrosse et tirèrent un corps. Nissac fut très surpris de reconnaître Ferrière, le lieutenant de Galand, mais il ne fit point de commentaire.

Ferrière était inanimé, une écume rosâtre aux lèvres.

— Il semble fort mal en point ! commenta le baron de Fervac.

— Rien qui soit plus naturel, il est mourant ! répondit Galand tandis qu’on appuyait Ferrière contre la pile du Pont-Neuf se trouvant sur le quai.

Le corps glissa aussitôt et tomba au sol.

— J’en étais certain !… La chaise !… ordonna Galand.

Deux archers retournés au carrosse en sortirent une chaise à dossier haut sur laquelle Ferrière fut attaché, à proximité de l’eau.

Les Foulards Rouges se taisaient, devinant qu’il s’agissait d’une affaire intérieure à la police mais se demandant tout de même en quoi cela les concernait.

Les six archers conservaient un visage inexpressif, sans doute à dessein. Il s’agissait d’hommes de confiance du cardinal, entrés tout exprès dans la police pour épauler Jérôme de Galand.

Sur un signe de celui-ci, les quatre archers qui avaient attendu le carrosse allumèrent les mèches de leurs mousquets.

Le corps de Ferrière fut un instant agité sous les impacts des balles et la chaise tomba sur le côté.

Jérôme de Galand s’approcha et, d’une violente poussée du pied, fit basculer en la rivière de Seine le corps de Ferrière toujours lié à sa chaise.

La scène ne manquait point de dureté.

Satisfait, Galand hocha la tête. Avec grande discipline, les archers se retirèrent, laissant le carrosse et un des leurs.

Nissac, qui avait compris, regarda Galand avec un air de fatigue extrême :

— Pourquoi vous a-t-il trahi ?

— L’or. J’en ai trouvé deux cassettes chez lui. Malheureusement, s’il a reconnu sa trahison, il n’a point voulu révéler le nom de son maître l’Écorcheur, de peur, m’a-t-il dit, de représailles sur sa femme et son enfant. Puis, trompant un instant ma vigilance, il a avalé ce poison.

— Et pourquoi ne point le laisser mourir chez lui ?

Jérôme de Galand eut un haut-le-corps :

— Le laisser choisir sa mort ? Jamais je n’aurais consenti pareille chose !… C’est à nous, gens de police, de régler nos affaires puisqu’il n’y a plus de justice en cette ville. À nous… mais en votre présence. La mort du marquis de Dautricourt, c’est lui ! La mort du baron de Bois-Brûlé, c’est encore lui. La blessure de madame de Santheuil, c’est toujours lui. Comme c’est lui qui arma la main de l’assassin de madame de Montjouvent.

— Comment avez-vous su ? demanda Nissac d’une voix lasse.

— La preuve, ce fut l’or. Et sa découverte précéda les aveux. Mais le soupçon vient de loin. Qui m’a empêché de me rendre immédiatement à Auteuil ? Un ordre de Condé faisant suite à une information habilement transmise et qui me paralysa des heures – Ferrière ne pouvait ignorer qu’il en serait ainsi. Qui, devinant leurs témoignages dangereux, pouvait faire étrangler en leurs cellules les quatre mousquetaires capturés à Auteuil ? Vous, les Foulards Rouges, moi et Ferrière : mais nous n’y avions, vous et moi, aucun intérêt. Qui connaissait une des quatre missions possibles dont celle des boulets espagnols qui fut fatale à deux de vos hommes ? Ferrière et moi. Qui savait que je gardais madame de Montjouvent à mes côtés, qui d’autre que moi le savait et savait qu’on pouvait m’anéantir en la tuant : ce chien puant de Ferrière que j’avais préparé à me succéder !

Le ton de Jérôme de Galand montait, la colère se mêlant au chagrin :

— Il a déçu tous les espoirs que j’avais placés en lui, trahi ma confiance et brisé ma vie !

— Mais il vient de le payer de la sienne ! répliqua doucement le comte de Nissac.

Le général de police donnait l’impression de ne point écouter :

— Pour de l’or ! Mais l’or sera-t-il donc toujours la seule chose qui fasse avancer les hommes ?

— Vous savez bien qu’il n’en sera pas toujours ainsi ! assura le comte.

Il prit Galand par les épaules et l’obligea à se retourner. Une aube bleue et rose se levait sur Paris.

Galand sourit.

— Ah oui, bien sûr, la douceur des aubes…

Puis, comme en s’ébrouant :

— Pourtant, elle se lève sur un jour terrible, cette aube !

— Je le sais.

— Qu’allez-vous faire ?

Le comte sourit.

— Comme tout le monde, me procurer de la paille. Le policier, qui avait suivi sa pensée, sourit à son tour.

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